Voyage à Québec avec une ampoule au pied

Ce soir, la foule dans les rues de la Vieille Capitale semble se diviser en trois camps, reconnaissables à leurs t-shirts : ceux qui viennent résolument voir le show de Wu-Tang Clan, ceux qui viennent résolument voir le show de Bad Religion, et ceux qui s’en fichent résolument. Devinez dans quelle gang je suis ? Décidément, je ne suis pas tombée sur le meilleur soir.

D’ailleurs, elle m’a bien embêtée, la réceptionniste de l’hôtel, en me demandant si je venais pour le festival (air surpris de la fille qui comprend pourquoi les chambres d’hôtel étaient si dures à trouver, et pourquoi elles sont si chères).  « Non, pas vraiment, que je lui dis, m’enfin, j’irai bien faire un petit tour. » Pourquoi je suis ici, moi ? C’est pas une question à poser à du monde, ça, et je ne suis pas sûre qu’elle s’attende à la vraie réponse. Pour voir enfin le Moulin à images avant que ce soit fini, pendant qu’il est sur mon chemin. Pour décompresser entre Rivière-du-Loup et Montréal. Pour remuer de vieux souvenirs. Pour tuer le temps avant que la mort me surprenne, genre. Que sais-je ? Si vous voulez mon avis, je crois qu’un individu est rarement bien placé pour comprendre pourquoi il fait ce qu’il fait. Il faut juste s’en remettre au destin, des fois. Et aujourd’hui, je suis à Québec, seule avec une pause tampon de 24 heures dans mon destin.

Petite sieste à l’hôtel avant de repartir, en préparant mes affaires, je clavarde avec S. La discussion égratigne accidentellement une zone sensible de mon âme. Il ne pouvait pas savoir. Tout veut éclater. Je suis dans les dispositions parfaites pour aller marcher dans le grand Stair Master naturel qu’est le Vieux-Québec, en vitesse grand V de préférence. Je dépasse les touristes en sauvage. Je ne connais plus trop mon chemin dans les rues de la Vieille Capitale, je perds mes pas. Il faut dire que je n’ai jamais habité ce coin-là de la ville.

Il y a foule partout et ça s’aggrave à mesure que je m’approche de la Haute Ville. J’essaie de me faufiler dans des rues moins fréquentées. Je repère un parc assez tranquille, j’y reviens un peu plus tard avec un sandwich. Il y a longtemps que j’étais venue dans le Vieux-Québec.  Je passe sans cesse de paysages totalement familiers à d’autres que j’ai l’impression de voir pour la première fois. J’essaie de me rappeler si j’ai des souvenirs signifiants rattachés à ces lieux. Rien à faire, que des souvenirs plates de touriste. Vieux-Québec comme non-lieu, pareil à un aéroport. Je suis une quantité négligeable. Les gens se font prendre en photo sur la terrasse Dufferin, tout sourires. Je n’ai pas envie de sourire. Aujourd’hui, j’étais thrash avant ma naissance.

J’estime mal les distances. J’erre un peu sans but car j’ai du temps à perdre avant le coucher du soleil. Je pourrais me croire à Séville ou à Barcelone. Je pourrais me croire dans le Vieux Montréal. Je n’ai pas tellement envie d’être où que ce soit dans le monde. Mais je veux encore garder mon néant en mouvement.

Bienvenue à Ennui, population 1 habitant. Pourtant, ça délibère fort là-dedans. Non, tu ne vas pas te mettre à penser à ça. Non, pas à ça non plus. Tu ne vas pas t’apitoyer sur ton sort. On est ici pour s’amuser. Mais qu’est-ce que je fais ici ? Le tribunal est vite ajourné, les parties déclarent forfait, fatigue et douleur aux pieds obligent.

Par miracle, je retrouve la rue Sous-le-cap, petit refuge encore à l’abri des touristes, pour moi la plus belle rue de la ville. J’y vois un chat noir aux pattes blanches.

J’arrive au Vieux-Port une heure d’avance pour le Moulin à images. Il n’y a pas beaucoup de monde au début; je regarde les gens arriver graduellement. Je me souviens avoir eu un rendez-vous galant sur les quais du Vieux-Port il y a plus de dix ans. Je ne me souviens pas comment ça s’est terminé mais je me souviens de ce que je portais. Je trouve un coin relativement bien situé où je peux m’assoir. Je laisse mes pensées s’égarer en fixant les silos de la Bunge pendant que le soleil se couche. Je constate qu’il y a un trou dans mon sac à dos.

Une petite fille vient me tirer de mes rêveries pour me demander à quelle heure la projection doit commencer. Je lui dis dans dix minutes. Le spectacle débute à l’instant même. Sa beauté vient temporairement à bout de ma mélancolie.

J’ai droit aux commentaires insignifiants d’une couple de vieux qui parlent fort dans la première partie du show. Ils usent sérieusement ma patience déjà éprouvée, je finis par me déplacer… à côté d’un autre groupe qui parle, cette fois, en chinois (au moins cette fois c’est de ma faute si c’est insignifiant). Tant qu’à me sentir seule au monde, j’aimerais parfois mieux qu’il y ait moins d’humains autour.

Car seule, oui, je le suis à jamais dans l’univers connu pendant que j’emprunte au retour les trottoirs bondés. Pendant ce temps, dans une autre dimension, ton cœur coule en flammes dans le Lac Mégantic.


Printemps #33

Revoir toutes nos grammaires
Pour les accorder au pluriel
Des décennies à raccorder
Beaucoup de nouvelles mélodies
Pour opérer la bouture
Et ressouder les plaies blessées
Cela demande le courage
De regarder l’aurore dans les yeux


De la fonction sociale du religieux (premier arpentage du terrain)

Petite fille, je baignais dans la religion probablement plus que je ne l’imaginais. Je me souviens avoir entendu dire que le travail des religieuses (qui m’apparaissait, à l’époque, essentiellement au féminin) était de « prier pour nous », et je me souviens avoir considéré cette explication tout à fait naturelle et convaincante. J’allais peu à l’église et je priais rarement, pas que j’étais contre l’idée, mais savoir que des gens avaient pour tâche à temps plein de prier pour les lunatiques de mon genre me rassurait. J’étais une enfant rêveuse qui voulait devenir écrivain et je n’avais encore aucune idée de la notion d’utilité économique.

« À quoi servent-donc les religieux ? » peuvent se demander les pragmatiques, frappés d’âge adulte, en 2012. S’il est vrai que leur fonction est de « prier pour nous », leur utilité ne demeure évidente que si une partie significative d’une population fonde une quelconque espérance sur ces prières. Cela est peut-être, justement, le nœud du problème. Que le genre humain, athées compris, espère au moins confusément quelque chose qu’on puisse au sens large appeler « salut », je n’en doute pas une minute, mais ce qui est moins certain, c’est que les individus aient accès aux ressources permettant de comprendre ce qu’ils cherchent, et comment le chercher.

Ce « salut » doit-il nécessairement être toujours d’ordre religieux ? Certes non, mais le fait qu’il puisse l’être ne doit pas être d’emblée rejeté. Cette possibilité justifie à elle seule une certaine disponibilité du fait religieux, prêt à être embrassé par quiconque le souhaite. Mais il y a disponibilité et disponibilité : par exemple, je suis en tant qu’enseignante tenue à un certain nombre d’heures de disponibilité à mon bureau. Ces heures sont néanmoins rarement consacrées à la gestion des files d’attentes, tout simplement car il faut plus qu’une simple disponibilité « sur papier » pour attirer le jeune pressé d’aujourd’hui, même celui qui veut réussir : il faut une petite dose d’incitatif. J’oserais donc proposer une distinction entre disponibilité négative (la disponibilité « de principe », où la rencontre est légalement permise, quoique improbable) et disponibilité positive, ou efficiente (où la rencontre est, disons, « facilitée »). Dans sa version caricaturale, la chanson est connue : dans une société où le clergé exerce un certain pouvoir, il impose plus ou moins ses voies de salut à la population, généralement crédule, qui le paie en retour en légitimisant sa fonction sociale. On pourra dire dans ce cas que l’accès aux voies de salut est extrêmement facilitée. Ce qui, toutefois, n’est pas sans poser d’autres problèmes, notamment en termes de liberté de conscience.

Plus près de nous, et à l’autre bout du spectre, la religion est devenue une affaire privée, très privée, ou carrément taboue, selon les milieux et les tempéraments. Fidèles en cela à l’esprit des Lumières, les gens ne veulent plus être sauvés malgré eux, et ils ont bien raison. Du coup, la fonction proprement « religieuse » (spirituelle, liturgique) du religieux, ainsi que ses fonctions corollaires (santé, éducation, charité) perdent leur pertinence.

Mais une fois brisé le lien de disponibilité efficiente des sociétés plus traditionnelles (qui reposait en partie, mais non exclusivement, sur un certain rapport d’autorité, un certain ascendant sur la population), que reste-t-il de l’utilité sociale du religieux, de la religieuse ? Dépouillés pour l’essentiel de leur lien d’échange traditionnel avec le reste de la société, sont-ils réduits à être des consommateurs individualistes de joies spirituelles, des égoïstes sensibles qui s’écartent du « siècle » pour soulager les névroses et autres souffrances que ce dernier favorise, sans chercher à rien changer à l’ordre des choses ? Y a-t-il encore une différence de nature entre le moine moderne et le client en psychothérapie ou la personne qui suit des cours de yoga ? Si sa démarche est centrée sur lui-même, deux questions se posent. D’abord, est-il encore un « religieux » à proprement parler ? Ensuite, quelle sorte de soutien peut-il espérer de la collectivité dont il est issu, si collectivité il y a, afin de se consacrer à son activité ?

La seconde question dépend de la première. On accordera généralement qu’une part importante de ce qui définit la fonction du religieux est une certaine forme de « service », quoique non économique ni matériel, rendu à une société. Il y a aussi dans l’idée de la vie religieuse l’idée d’une vie consacrée au service des autres, une idée de « sacrifice » ou de « don », tout à l’opposé du consumérisme. Si le religieux est réduit au rang de « consommateur » (ou est perçu comme tel par la population), rien ne légitimise le fait qu’il vive aux dépens du reste de la société.

À ce titre, il sera comparable à un artiste, ou à un athlète; il devra payer sa formation, son équipement et son temps d’entraînement, jusqu’à ce qu’il ait atteint la notoriété nécessaire pour que sa « sagesse » soit « commercialisable » (ce qui, dans bien des cas, n’arrive jamais, comme on le sait). Dans une société capitaliste, on peut tout quantifier, y compris la valeur d’un enseignement spirituel (mesurée par le coût du billet d’entrée à une conférence), même s’il y a là risque de rencontrer un certain malaise. Précisons encore que dans le cas de l’athlète, tout le monde comprend à quoi il sert, et personne n’hésite à l’applaudir. À part les émeutes du Forum et quelques incidents du même genre, le sport ne traîne pas un lourd passé de massacres faits en son nom. Il est aussi, fait non négligeable, plus simple à comprendre. Le cas de l’art est autrement plus complexe, je ne m’y aventurerai pas ici.

Mais comment est-on passé de l’image du religieux « au service des déshérités » à celle du « religieux-consommateur » ? L’ubiquité pernicieuse du capitalisme, qui tend à faire de la production et de la consommation économiques les seuls types de rapports au monde envisageables, y est certainement pour quelque chose. Et, malgré mon attachement à la liberté des sociétés modernes, je devrais admettre qu’une certaine perte de repères est peut-être à l’origine de maintes maladresses dans la quête de bonne foi de certains individus, entraînés malgré eux vers des sectes ou d’autres mouvements qui s’écartent d’une vision religieuse authentique, visant à créer des liens. Je sens que ma réflexion frôle le cliché ici, mais il faut bien admettre que les clichés ont parfois du vrai, quoi que sans doute mon analyse pourrait être grandement raffinée.

La méprise dérive peut-être aussi d’un glissement historique sur le sens de la connaissance de soi. Pour les Grecs comme pour les mystiques orientaux, la connaissance de soi était prétexte à la découverte du plus grand que soi : à travers moi-même, je découvre et comprends l’humanité des autres. Au sens moderne, la connaissance de soi est tout ce qu’il y a de plus nombriliste : je me découvre moi-même comme personne unique. L’aventure peut s’avérer plus ou moins excitante selon la nature de votre unicité, et souvent instructive, mais personne d’autre que vous n’en profite.

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Encore aurais-je pu développer sur les rapports tout particuliers qui existent naturellement, dans la définition même de la vie religieuse, avec le don et le partage, ou de manière plus générale, avec l’idée de relation. Peut-être le ferai-je dans le futur.

Les lumières intérieures, la grâce recherchées par le religieux, n’ont de sens, comme l’amour, l’amitié et bien d’autres choses, que si elles sont recherchés en vue d’être partagées. Elles peuvent bien sûr, comme toute autre chose dans notre monde moderne, être quantifiées et vendues, mais jamais sans sacrifier ce qui fait d’elles ce qu’elles sont. À défaut de garder un lien à leur élément naturel, le don, elles risquent d’en venir à perdre toute signification. Serait-ce le religieux qui n’est pas adapté à la réalité de l’occident capitaliste, ou l’inverse ?

Certes, l’appel du religieux continue étonnamment de se faire sentir, même si notre société ne sait quoi en faire. S’il se présente comme un anticonformiste, peut-être trouvera-t-il encore sa place : il y a toujours de la place dans notre monde pour un certain anticonformisme, un anticonformisme « en conditions contrôlées ». Mais il ne peut sacrifier ce qui le définit le plus profondément, le don et la relation au monde, sans se supprimer lui-même.


La grande courbe (pardonnez et vous recevrez)

  1. La mémoire d’éléphant. Tout ce que vous ferez pourra être retenu contre vous. On est exhaustif et consciencieux; on ne connaît pas l’oubli. Il n’y a nul droit à l’erreur.
  2. Le don ostentatoire. On efface l’ardoise pour faire bonne figure, et on ne manque généralement pas de le mentionner. Surtout, ne pas oublier de réclamer son reçu d’impôt.
  3. Tabula rasa. On efface l’ardoise chaque jour. Quand on regarde en arrière, c’est pour chérir les souvenirs.
  4. La sainte insouciance. Pourquoi une ardoise ? Qui pardonne à qui ?

Kant et l’essence du Catch-22

S’il faut toujours, comme le croit Kant, sacrifier son propre intérêt pour faire preuve de bonne volonté, l’être humain se retrouve devant le paradoxe suivant :

Si sa bonne volonté a pour conséquence accidentelle de lui faire obtenir ce qu’il mérite, et qu’il en retire quelque jouissance, sa bonne volonté est aussitôt disqualifiée et il perd la jouissance de ce qu’il ne mérite désormais plus;

S’il se sacrifie au point même de refuser la récompense de sa bonne volonté, alors il la mérite, quoique sans en jouir réellement, et il peut dormir sur ses deux oreilles, sa conscience intacte.

J’aimerais croire que je me trompe et qu’il ne me soit pas nécessaire de refuser d’être humaine pour avoir le droit de l’être.


Le tapis sous nos pieds

Je n’aime pas les déménagements.

Il faut nettoyer, trier, empaqueter, étiqueter, déplacer, déballer, encore nettoyer, pour se retrouver au final avec ni plus ni moins : c’est encore un chez-soi, avec ses qualités et ses défauts, à quelques différences près. Tâche disproportionnée au résultat.

Sans compter les inconvénients et imprévus auxquels il faut s’attendre : appartement pas prêt à temps, retard des déménageurs, saleté dépassant toutes les prévisions, explosion des délais de peinture et d’installation dus à l’incompétence des locataires, perte ou bris d’objets qu’il faudra remplacer. Un beau jour on peut recommencer à vivre, mais il faut des mois avant de se reconnaître dans un paysage aperçu de la fenêtre : l’impression de n’être que de passage persiste encore et encore.

Dans le transit entre les deux, un troublant sentiment d’instabilité : quelque chose est enlevé à son identité. L’habitude ayant fait passer l’habitat du statut d’attribut accidentel à celui de part essentielle de la personnalité, l’ego se retrouve soudainement dénudé et vulnérable. Sa vie tient à peu de chose; ses possessions, dans l’ensemble non essentielles, tiennent dans la boîte d’un camion. Les anciens décors de sa vie ne seront plus revisités : les pièces où il a reçus d’anciens amis, aujourd’hui perdus de vue, où il a erré dans maintes rêveries désormais oubliées, où il a dégusté des mets depuis longtemps digérés. Une fois que le cadre extérieur devient interchangeable, le cadre intérieur, lui, perd sa stabilité. Si en une journée on peut se transplanter, on pourrait en aussi peu de temps se bouturer, décolorer, flétrir ou mourir.

L’impermanence même de l’endroit où on accroche son chapeau ! Constatation qu’en réalité, rien n’est jamais acquis.

Malgré tout, parfois, les choses qu’on déteste peuvent nous faire du bien.